Discours de Macron sur l’IA : plus que jamais une vision nationale est nécessaire

Philippe Olivier

Tribune libre

04 avril 2018

Tribune de Philippe Olivier, Conseiller spécial de Marine Le Pen

C’est devant un slogan en anglais « A.I for humanity » que le Président français a prononcé son discours sur l’intelligence artificielle, une curieuse mise en scène pour celui qui n’est pas l’abbé Pierre, mais le président de la République française.

En ouvrant une porte sur « le continent » que représente la révolution numérique, M. Macron a la lucidité d’avoir bruyamment et opportunément porté sur la place publique un sujet essentiel que ses prédécesseurs comme l’Union européenne avaient lamentablement éludé.

Reconnaissons-lui également le mérite d’avoir affirmé sans détour que, pour la France, l’IA n’est pas une option, mais un impératif, pour son rayonnement ou plus simplement pour sa survie économique.

Pas plus qu’il n’est vain de vouloir arrêter le temps, il serait illusoire de prétendre déclarer un « moratoire technique» sur l’IA. Pour un pays comme la France, cette tentation absurde tournerait le dos à sa tradition scientifique et programmerait son suicide économique. Nous ne devons pas être les Ludites du IIIe millénaire, ce mouvement inspiré par Ned Ludd, ouvrier militant anglais qui, à la fin du XVIIIe siècle, crut pouvoir interrompre la révolution de la mécanisation en détruisant les machines à tisser.

Villani  passe à côté de l’équation

L’intervention de M. Macron au Collège de France faisait écho au rapport Villani, un rapport dense que personne n’a osé critiquer du fait de la personnalité consensuelle et intellectuellement intimidante de son auteur. Pourtant, si le député Villani est un mathématicien de génie et un homme respecté pour sa civilité, il n’est pas parvenu, dans cette équation inhabituelle pour lui, à faire jaillir une grande vision politique. Lorsqu’il s’y est risqué, c’est pour servir un prêchi-prêcha politiquement correct sur la parité, la diversité et la défense de la planète qu’il a entremêlé de mesures parfois bricolées, inspirées vraisemblablement par les technocrates qui ont tenu la plume. Sur le fond, en scientifique amoureux de la science, il s’est contenté de promouvoir une intelligence artificielle avec le souci du progrès mondial, « pour l’humanité », oubliant dans son marathon d’auditions que l’exercice aurait dû le conduire à définir pour son pays -c’est-à-dire pour la France- un outil de puissance.

Macron : un équilibriste dans le brouillard

M. Macron, quant à lui, est naturellement plus politique, mais reste prisonnier de ses partis pris idéologiques. Sans se départir de son sourire et de son assurance, il a vacillé tout au long de son intervention sans trouver de points d’équilibre entre une vision nationale, européenne ou mondiale.

Il ne suffit pas de déplorer que la France soit en retard, qu’elle soit même en voie de « colonisation numérique », encore faut-il en tirer les conséquences et ne pas acter les conditions de notre décrochage en distribuant naïvement nos cartes maîtresses à nos concurrents.

Sur le fond, on le verra, le dossier de l’IA illustre de manière archétypale la pertinence de la position du Front National sur l’Etat stratège, la préférence nationale, la question de la souveraineté ou celle de nos valeurs.

Sur tous ces sujets, M. Macron a tourné autour du pot, mais rattrapé par ses pulsions libre-échangistes, il n’a pu ou pas osé pousser la logique jusqu’à son terme. C’est dommage, mais peu étonnant.

L’IA doit être grande cause nationale sous l’impulsion d’un Etat stratège

M. Macron concède à juste titre que l’entreprise privée française n’a ni les moyens ni la culture pour s’engager seule dans l’aventure complexe et ruineuse de l’IA. Comme un acte de contrition bienvenu, M. Macron apostasie dans un premier temps sa foi libérale en déniant à « la main invisible » le pouvoir de déterminer de manière mécanique les régulations nécessaires. Il propose à juste titre que l’Etat, par le biais notamment de ses grands organismes de recherche et de certains ministères, se mobilise, s’organise, invente des synergies indispensables entre les différents acteurs. On ne peut qu’acquiescer, mais notons tout de même que cette réactivation de l’Etat stratège, si naturelle au pays de Colbert, procède d’une logique politique empruntée au Front National, cette logique que tant de ses amis ont décrié au nom d’une prétendue efficacité économique.

Pour autant, il nous apparaît que cette impulsion publique si nécessaire n’est en l’espèce pas suffisante. La révolution de l’IA doit sortir des labos et des entreprises spécialisées. Elle ne concerne pas quelques administrations chargées de réglementer les voitures autonomes ou de penser la formation de quelques étudiants de haut niveau en mathématique. Elle concerne tout le corps social.

Peut-être pour ne pas fâcher, M. Macron n’a rien dit sur l’indispensable rattrapage numérique de nos entreprises, sur l’urgence du changement de culture au sein de nos administrations et de nos collectivités dont certaines n’utilisent pas toutes encore le courriel. Il n’a pas cru utile d’évoquer la mobilisation des esprits sur la révolution qui s’annonce, de tous les esprits, l’opinion bien sûr, mais aussi les décideurs publics, les politiques, les syndicalistes, les collectivités locales, ces grands absents du plan Macron.

L’IA qui représente le deuxième âge du numérique est une révolution historique au même titre que le feu, l’imprimerie ou la mécanisation.

Quand la robotique nous appelle à repenser les métiers manuels répétitifs, l’IA s’apprête à impacter les métiers, tous les métiers : les taxis, avec la mise en relation numérique d’une demande avec une offre ou les chauffeurs de camions avec les trains routiers autonomes sont, nous le savons, naturellement concernés et même pour beaucoup déjà condamnés. Mais l’ubérisation va s’insinuer partout. Le grand basculement s’apprête à toucher aussi les métiers intellectuels comme les professions d’avocat, de médecin, de pilote de ligne, de banquier etc… Face à l’inéluctable transition de notre économie qui s’annonce, M. Macron a été quelque peu évasif ; peut-être, a-t-il eu peur d’inquiéter. Il est sûr que l’on ne peut plus gérer la crise ou plutôt les crises, profession par profession, au fil des mouvements sociaux, sans les anticiper, sans préparer l’opinion et les secteurs professionnels à ces changements parfois cruels.

M. Macron a également fait l’impasse sur une autre tendance lourde de la nouvelle économie numérique qui est la captation de la valeur ajoutée. La création extraterritorialisée de richesses produites avec parfois un petit nombre restreint de salariés ou même des robots, appelle, en effet, une réflexion sur notre modèle fiscal et sur le financement de notre protection sociale. M. Macron ne pouvait pas ne rien en dire.

L’IA est une vague géante : soit nous nous mettons en situation de la surfer, soit les transformations qu’elle induit nous emporteront comme un tsunami.

M. Macron a perdu l’occasion de décréter l’IA comme une grande cause nationale. Il l’a certainement pensé. Mais ce qui va sans dire va encore mieux en le disant.

IA : vers le pillage de nos matières premières et de notre matière grise ?

Par certains aspects, la révolution numérique met en jeu des mécanismes économiques bien connus.

Pour faire simple, les données sont les matières premières et l’IA intervient comme l’industrie de transformation de ces matières premières.

Or, cette industrie de transformation nécessite le recours à une main-d’œuvre de grande qualité et même une main-d’œuvre d’exception, une main-d’œuvre dont peu de pays bénéficient, mais dont la France, terre traditionnelle d’ingénieurs et de chercheurs, dispose.

Que propose M. Macron dans son discours ? De mettre à disposition de tous, c’est-à-dire de nos concurrents mondiaux notamment chinois et américains, nos bases de données publiques et dans une certaine mesure celles de nos entreprises (parapubliques ou même privées).

N’est-ce pas là ouvrir largement le pillage de nos matières premières ?

Les données même inexploitées possèdent en elles-mêmes une valeur. La preuve en est l’acquisition par des entreprises comme Google ou Facebook de vos données personnelles en échange de services prétendument « gratuits ».

Que les données publiques (ex : données médicales issues de notre système de santé centralisé) ou parapubliques (données des entreprises de distribution des eaux par exemple) soient mises à disposition d’entreprises ou de projets français, cela se comprend. Les mettre en libre-service mondial, comme le propose M. Macron, c’est prendre le risque de les voir enrichir les potentiels d’exploitation des géants chinois et américains de l’IA au détriment de nos propres entreprises, parfois en retard pour les exploiter. En ce domaine, l’application du principe de préférence nationale s’impose.

Pour ce qui est de la main-d’œuvre, M. Macron se place dans le même type de contradiction.

Le Président s’inquiète à juste titre de l’exode des cerveaux vers l’Eden américain ou vers les délices pécuniaires de l’Asie. Mais dans le même temps, il exprime sa satisfaction béate de voir tous les centres de recherche des géants mondiaux de l’IA converger vers la France. Il n’a visiblement pas pris conscience que ceux-là opèrent une sorte de délocalisation intérieure de notre matière grise. Lorsque Google et Facebook s’installent à Paris, lorsque Fujitsu ou Samsung prennent pied à Saclay, ce n’est pas pour le bien de nos entreprises qui leur sont concurrentes, mais pour leurs bénéfices propres et ceux de leur pays respectif. Accessoirement, par effet d’aubaine, ces géants, déjà gavés de l’argent du numérique, viennent recueillir les aides à la recherche que l’Etat français dispense généreusement aux entreprises sans condition de nationalité.

En matière de conservation de nos potentiels humains qui fut une priorité stratégique de la Chine en matière d’IA, M. Macron n’a pas été très convaincant. Il  s’est contenté de proposer des aménagements professionnels ou financiers mineurs qui n’auront vraisemblablement que peu d’impact. On aurait pu s’attendre à ce que le président français invoque, ne serait-ce que par principe, à défaut d’y croire visiblement lui-même, le sentiment national comme moteur d’un patriotisme scientifique.

IA : Souveraineté ? M. Macron vous avez dit souveraineté !

A la fin de son discours, M. Macron constate que le progrès de l’IA est mondial et nos valeurs sont nationales.

Sur les données personnelles c’est-à-dire la souveraineté personnelle de chaque citoyen, il nous renvoie à l’Union européenne. Ce n’est guère rassurant.

Sur nos valeurs collectives, il se lance dans un éloge de la « souveraineté ». Il plaide de manière vibrante pour «un pays qui maîtriserait ses choix ». Avec un air malicieux, il use même de cette pirouette: «  je crois dans l’autonomie et la souveraineté ». Il prolonge sa petite provocation par un propos qu’en d’autres temps il n’aurait pas manqué d’interpréter comme un signe de repli nationaliste: « on n’est pas moderne quand on oublie son voisin de palier ».

Comme tous les chemins mènent à Rome, force est de reconnaître que bien des raisonnements actuels conduisent aux principes défendus par le Front National.

Mais M. Macron se paye de mots, des mots que la pratique vient immédiatement démentir.

En écho au chef de l’Etat, le général Mercier, « commandant allié pour la transformation de l’Otan », a donné un entretien au journal le Monde (1 er/2 avril 2018 - p 3) sur l’IA en matière militaire. Sur ce sujet, cette intelligence étoilée proclame : « L’erreur serait que chacun des pays de l’Otan développe ses programmes seul, ce qui posera à terme des problèmes d’interopérabilité technique, éthique et politique. »

Lorsqu’un général s’exprime au lendemain d’une intervention présidentielle sur le même sujet, il agit en service commandé et son propos revêt l’autorité d’une parole officielle.

En congédiant de fait l’idée d’une armée nationale qui agirait de manière autonome avec ses moyens propres, cette intervention galonnée illustre une nouvelle fois la trahison des « élites ». L’intéressé qui fut chef d’escadrille, y gagnera sans doute une nouvelle étoile au revers de sa manche. Belle affaire !

Lorsqu’on sait que l’IA commandera nos systèmes militaires, nos chars, nos bateaux, nos avions, nos missiles, nos torpilles, nos drones, est-ce responsable, est-ce un acte de souveraineté d’en confier la clef numérique c’est-à-dire la disposition opérationnelle à des puissances étrangères fussent-elles prétendument alliées?

Qu’adviendra-t-il si les Américains ou même les Turcs, nos « alliés » au sein de l’Otan, s’opposent à une intervention française qui se justifierait pourtant au regard de nos intérêts nationaux? D’un simple clic américain, les moyens d’interventions françaises resteraient inertes et nos armes muettes. Cette logique aboutira à la neutralisation de notre armée en nous exposant à un « tir ami » volontaire à grande échelle ! Loin de la souveraineté clamée par M. Macron, sa logique nous conduit subrepticement sur le chemin de la soumission technologique et donc politique.

Les paroles présidentielles sur la maîtrise des valeurs en matière d’IA comme sur la souveraineté ne sont donc qu’un artifice, et en matière de défense un véritable mensonge d’Etat.

Comment en effet, en matière militaire admettre par exemple que nous soyons privés d’une capacité de décision propre et donc d’une éthique souveraine sur l’utilisation de nos Systèmes d’Armes Létales Autonomes (SALA) ? Il y a là dans le discours et dans les actes de ce gouvernement une exaspérante malhonnêteté intellectuelle.

Plus largement, à côté d’intentions et même de dispositions tout à fait louables en matière d’IA, le discours au Collège de France n’est pas parvenu à cacher les contradictions, mais aussi les limites des choix idéologiques d’Emmanuel Macron. Le Président pressent bien que l’intelligence artificielle exige une vision nationale : le recours à la préférence nationale, la réactivation d’un Etat stratège, l’exigence de la souveraineté, la défense de nos valeurs et de notre éthique nationale. Pourtant, par confort, mais surtout par conformisme, il ne se résout pas à assumer cette vision, à la promouvoir et donc à la mettre en œuvre concrètement.

Non sans talent, mais avec ses limites idéologiques, il a entrouvert une porte. Gageons que ce n’est pas pour permettre aux maîtres de l’IA mondiale d’investir la maison France.

Philippe Olivier

Tribune libre

04 avril 2018

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