L'Union européenne est dans la tempête. Après le Brexit, après les critiques adressées de toutes parts à sa gestion calamiteuse de la pandémie de covid-19, voilà que de hautes juridictions nationales esquissent une rébellion contre elle. La Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe a sérieusement fait monter la pression en protestant contre la politique de rachat de dettes publiques de la Banque centrale européenne dans sa décision du 5 mai 2020, puis en suspendant pendant un mois la mise en œuvre du plan de relance européen par sa décision du 26 mars 2021.
Contre toute attente, le Conseil d'État français vient à son tour de rappeler à l'UE qu'elle n'a pas tous les droits. Dans un arrêt du 21 avril rendu en "assemblée" (sa plus prestigieuse formation), il vient d'affirmer solennellement que la Constitution française est "au sommet" de notre ordre juridique, donc au-dessus des traités de l'UE et des décisions prises par les institutions européennes. Il rejoint ainsi le Conseil constitutionnel qui l'avait déjà dit, et de façon d'ailleurs encore plus claire, dans sa décision du 19 novembre 2004 à propos du projet d'une prétendue "Constitution européenne".
Plus clairement qu'auparavant, le Conseil d'État en tire la conclusion qu'aucune règle européenne ne saurait avoir "pour effet de priver de garanties effectives l'une de ces exigences constitutionnelles (françaises), qui ne bénéficierait pas, en droit de l'Union, d'une protection équivalente". Dès lors qu'il constate l'existence d'une telle règle européenne, il doit donc, prévient-il, "l'écarter dans la stricte mesure où le respect de la Constitution l'exige".
Même si, dans l'affaire French data network qui sert de toile de fond à ces affirmations, il estime, au prix d'une interprétation acrobatique, qu'aucune règle européenne anticonstitutionnelle n'existe en l'espèce, la portée de l'arrêt est considérable. Le Conseil d'État y prend délibérément le contrepied de deux arrêts célèbres par lesquels la Cour de justice de l'UE a inventé le principe de primauté du droit de l'UE (CJCE 15 juillet 1964 Costa) puis déclaré que ce principe s'imposait même aux Constitutions nationales (CJCE 17 décembre 1970 Handelsgesellschaft).
Dans le contexte de la montée en puissance de Marine Le Pen et du camp souverainiste, les mauvaises langues verront sans doute dans cet arrêt étonnant une nouvelle preuve de la capacité du Conseil d'État à s'adapter à toutes les éventualités. Les commentateurs plus avisés se borneront à saluer l'indépendance avec laquelle cette haute juridiction n'hésite pas à prendre ses distances avec la "souveraineté européenne" chère au président Macron.