Le 26 janvier 2022, Victor Castanet publiait « Les fossoyeurs », ouvrage qui dénonçait la maltraitance dans les EHPAD (établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes).
Ce livre révélait que de nombreux établissements, notamment ceux gérés par Orpéa, rationnaient les aliments, les médicaments et les produits d’hygiène des personnes sous leur garde, voire les laissaient sans soins plusieurs jours consécutifs.
Selon l’auteur, cette maltraitance est devenue systématique. Les gestionnaires des EHPAD rognent sur les dépenses de personnel, d’alimentation et de soin pour réduire les coûts et engranger un maximum de bénéfices. En 2019, avant la crise de la Covid 19, Orpéa déclarait d’ailleurs un bénéfice de 233,8 millions d'euros pour un chiffre d'affaires de 3,74 milliards d'euros.
Ces bénéfices sont réalisés au prix d’une maltraitance généralisée des résidents, d’un taux d’accident du travail de 9,4 % (plus que dans le BTP), d’un taux d’absentéisme de 10 % et de difficultés chroniques pour recruter du personnel, en raison de conditions de travail éreintantes et de salaires peu attractifs.
Le scandale était déjà notoire mais ce livre l’a fait éclater au grand jour. Le directeur général d’Orpéa fut donc limogé et une enquête ouverte par l’Agence régionale de santé d'Île-de-France.
Le gouvernement, comme toujours, promettait de s’emparer du dossier et d’agir. Il est surtout parvenu à mettre le sujet sous le tapis. Brigitte Bourguignon, ministre de la Santé début 2022, lança une enquête de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et de l'Inspection générale des finances (IGF) sur Orpéa, rapports qui tous deux conclurent à une responsabilité écrasante du groupe.
Mais le camp « macroniste », n’ayant aucun bilan sur la question du grand âge, avait peur que le scandale des EHPAD ne lui retombe dessus à l’occasion de l’élections présidentielle.
C’est pourquoi la proposition de Marine Le Pen et d’autres parlementaires de créer une commission d’enquête parlementaire sur la gestion des EHPAD fut bloquée par la majorité en place, afin d’escamoter le sujet pendant toute la période électorale.
Un an après, le résultat de cette politique de l’autruche, c’est une hausse des signalements de maltraitance dans les EHPAD et ceci malgré les efforts financiers, les contrôles administratifs et la vigilance accrue des familles comme des médias. La Défenseure des droits, Claire Hedon, qui avait recueilli 900 signalements entre 2015 et 2021, en a déjà enregistrés 821 en seulement deux ans. 43 % de ces réclamations portent sur de la maltraitance et un tiers sur des limitations de visites.
Pour peu qu’on y réfléchisse, cet échec était couru d’avance : comme l’expliquait Albert Einstein, « Un problème sans solution est un problème mal posé ». Tenter de sauver désespérément l’hébergement de masse des personnes âgées dans les EHPAD, c’est passer à côté du véritable enjeu : le maintien à domicile.
2017 : les premières alertes.
Avant « Les fossoyeurs », les personnels des EHPAD s’étaient mis en grève en 2017 pour alerter sur leurs conditions de travail.
À cette époque, le sous-effectif était déjà responsable de formes involontaires de maltraitance puisque les aides-soignantes n’avaient souvent que 7 minutes de temps à consacrer par personne âgée dépendante pour faire leurs toilettes. Celles-ci s’enchaînaient donc à une vitesse ne permettant plus de soigner correctement les résidents.
Comme pour l’hôpital, la standardisation des soins et le suivi d’une logique purement comptable, en évacuant les besoins relationnels des personnes âgées, fut la cause de l’effondrement.
En septembre 2017, Agnès Buzyn, ministre de la Santé, lançait donc une mission pour évaluer les conditions de travail des personnels. Cette mission confirma le sous-effectif généralisé avec 3 soignants à temps plein pour 10 personnes âgées, alors qu’il en fallait au moins le double.
Le gouvernement en prit acte et accorda une enveloppe supplémentaire de 100 millions d’euros en 2018. Aujourd’hui, le ratio de soignants par résident a doublé, atteignant 6 soignants pour 10 personnes âgées.
Toutefois, la Défenseure des droits recommande désormais d’atteindre un ratio de 8 soignants pour 10 résidents.
La Covid 19, accélérateur des maltraitances.
Après les alertes lancées par les soignants, c’est la Covid 19 qui a frappé les EHPAD à partir de 2020. Ces établissements concentrant des personnes vulnérables furent particulièrement ravagés par la Covid 19.
Le manque de tests, de matériels de protection et l’absentéisme accru du personnel ont entraîné des dégâts considérables, avec parfois plus de 30 % de décès parmi les résidents. Quant à l’interdiction pour les familles de pouvoir visiter leurs parents, elle a traumatisé la population.
Au demeurant, si une nouvelle pandémie se déclenchait, rien n’indique que la situation resterait sous contrôle. Au contraire, le vieillissement accéléré de la population augmente mécaniquement le nombre de personnes fragiles accueillies dans des EHPAD où, leur concentration aidant, elles contracteront plus facilement toute nouvelle infection.
Le vieillissement de la population, facteur aggravant.
C’est une tendance lourde de la démographie française. La France compte environ 611 000 résidents en EHPAD. Ils seront 108 000 de plus en 2030 quand le nombre de plus de 85 ans commencera à grimper en flèche.
Au final, notre pays comptera en 2060 deux fois plus de personnes âgées dépendantes. Et 15 % des plus de 85 ans ne sont plus suffisamment autonomes pour qu’on les maintienne à domicile.
On vit en effet plus longtemps mais l’espérance de vie en bonne santé a tendance à baisser. Comme l’observe Olivier Geffroy, délégué du Rhône de la Fnadepa (Fédération nationale des associations de directeurs d’établissements et services pour personnes âgées), « l’image de la maison de retraite d’il y a 30 ans avec des personnes âgées qui jouent à la belotte, qui sont en bonne santé, c’est terminé. Les gens arrivent en Ehpad dans un état de plus en plus dégradé ».
Cette situation étant peu anticipée, les entrées en EHPAD se font le plus souvent en urgence, sans consentement réel de la personne dépendante, avec une famille le plus souvent dépassée par les évènements.
Seulement 5 à 15 % des résidents en EHPAD le seraient de leur plein gré, ce que dénonçait déjà le CCNE (comité consultatif national d’éthique) dans son avis n° 128, publié en février 2018 : « En effet, bien que cette institutionnalisation forcée soit revendiquée au nom de principes de bienveillance et dans le but d’assurer la sécurité de ces personnes vulnérables, celle-ci se fait souvent sous la contrainte, faute d’alternative, et se joint en outre de l’obligation pour ces personnes de payer pour un hébergement qu’elles n’ont pas voulu ».
La facture n’est pas seulement lourde pour les résidents : selon la Cour des comptes, 11,24 milliards d’euros de dépenses publiques ont été consacrés aux EHPAD en 2019, auxquels il faut ajouter les dépenses de soins dispensés aux résidents, financées par l’assurance maladie, estimées en 2018 à 1,34 milliard d’euros pour les soins de ville et à 1,02 milliard d’euros pour les hospitalisations et urgences.
D’ici 2060, avec au minimum un doublement des résidents, cette facture pourrait devenir insoutenable pour nos finances publiques.
Quant aux familles, une étude de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) établit qu’une fois les aides déduites, il leur faut débourser en moyenne un reste à charge de 1 957 € par mois, ce qui excède dans 75 % des cas les ressources disponibles du résident.
En finir avec la politique du « tout EHPAD ».
L’échec et le coût faramineux des EHPAD ont permis de relancer la réflexion sur la dépendance des personnes âgées. D’autres modes d’hébergement – habitats partagés, EHPAD hors les murs, nouveaux béguinages – sont mis à l’honneur tandis que le maintien à domicile le plus longtemps possible est envisagé.
Dans son avis de 2018, le CCNE dénonce les effets pervers de la concentration des personnes âgées dans les EHPAD, engendrant des « situations parfois indignes, qui, réciproquement, sont source d’un sentiment d’indignité de ces personnes. Leur exclusion de fait de la société, ayant probablement trait à une dénégation collective de ce que peut être la vieillesse, la fin de la vie et la mort, pose de véritables problèmes éthiques, notamment en termes de respect dû aux personnes ».
Le CCNE souhaite que l’on favorise les alternatives disponibles « comme par exemple l’habitat intergénérationnel, l’habitat autogéré, l’habitat intermédiaire pour personnes âgées (résidences-autonomies ; résidences services) ». Il s’agit de privilégier aussi les petites structures et bien sûr le maintien à domicile.
Le 9 février 2023, un rapport du Haut-commissariat au Plan est venu abonder dans ce sens en préconisant la création de 200 000 à 300.000 places d'habitat alternatif, afin de répondre au vieillissement de la population d'ici 2050. Il s’agit de résidences seniors particulièrement indiquées pour des personnes fragiles mais pas encore dépendantes.
Le Haut-commissariat identifie ainsi trois types de logements selon l’autonomie de la personne âgée :
1 - Le maintien à domicile pour les personnes autonomes.
2 - L’habitat alternatif pour les personnes fragiles.
3 - Les EHPAD pour les personnes dépendantes.
Il faudra bien sûr déployer massivement une offre d’aide à domicile et adapter les logements. Le but doit être de retarder l’installation en EHPAD le plus longtemps possible, même si 60 000 places supplémentaires en EHPAD seront malgré tout nécessaires pour affronter le vieillissement de la population.
S’inspirer du modèle nordique.
En Suède, en Norvège et au Danemark, la priorité est donnée au maintien à domicile et les EHPAD sont essentiellement gérés par le secteur public. En Norvège, on « remunicipalise » les EHPAD pour écarter le secteur privé de leur gestion.
Dans ces pays où l’espérance de vie est la plus élevée au monde, le principal objectif est d’aider les personnes âgées à rester autonomes dans leur propre domicile. Ils investissent donc massivement dans les soins de santé préventifs, la prévention des chutes et la promotion du sport. En d’autres termes, ils ont choisi le « tout domicile » plutôt que le « tout EHPAD ».
Grâce à cette politique, les plus de 65 ans dans les pays scandinaves restent en meilleure santé qu’en France, ce qui réduit leur durée de vie en EHPAD et permet donc des économies substantielles pour les finances publiques.
Autre différence majeure : dans les pays scandinaves, ce ne sont pas les personnes âgées et leurs familles qui doivent se repérer dans la jungle des dispositifs administratifs. En Suède, ce sont les autorités municipales qui décident et qui financent les dispositifs d’accompagnement adaptés.
Un gestionnaire de soins (« Care Manager ») est désigné pour visiter la personne âgée et établir les aides nécessaires en fonction de ses besoins. C’est donc une personne physique qui centralise les informations et les décisions.
Et lorsque la dépendance survient, empêchant le maintien à domicile, le financement public des EHPAD est tel que le reste à charge pour les résidents et leurs familles ne représente qu’une infime part du coût.
Organiser le millefeuille de la dépendance.
L’exemple scandinave démontre que le maintien à domicile est une bonne réponse au problème de la dépendance, fondée sur une gestion essentiellement publique et centralisée au niveau d’une personne physique : le gestionnaire de soins.
Elle ne doit cependant pas exclure l’approche du Haut-commissariat au Plan qui, en France, promeut également les habitats alternatifs pour les personnes fragiles, trop dépendantes pour rester chez elles mais pas assez dépendantes pour être accueillies en EHPAD.
Le maintien à domicile implique évidemment une multitude de dispositifs convergents, à savoir :
1 - Des soins de santé préventifs, en établissant régulièrement des bilans de santé, en promouvant le sport et la prévention des risques et des chutes.
2 - La formation et le recrutement massif d’ergothérapeutes et de kinésithérapeutes pour reculer l’arrivée de la dépendance et allonger la durée du maintien à domicile.
3 - La formation et l’accompagnement des aidants naturels, ce qui induit une très large simplification des dispositifs prévus pour aider financièrement ces aidants.
Actuellement, moins de 2 % des personnes éligibles bénéficient de l’allocation journalière du proche aidant, faute de connaître le dispositif ou de répondre aux conditions d’éligibilité qui doivent être assouplies.
De manière générale, toutes les aides en faveur des personnes dépendantes et handicapées doivent être simplifiées pour éviter aux proches la frustration d’être déclarées sans cesse inéligibles. Si l’État décide de mettre des aides en place, celles-ci doivent être réellement accessibles !
Enfin, lorsque le maintien à domicile n’est plus possible et que l’accueil en EHPAD devient nécessaire, cet accueil doit être étroitement contrôlé. Des solutions existent :
1 - Le groupe RN à l’Assemblée nationale a proposé un droit de visite inopiné des parlementaires nationaux et européens dans les EHPAD. Cette proposition de loi a été rejetée à l’Assemblée Nationale le 12 janvier 2023. Les autres groupes se sont donc clairement portés au secours des intérêts des sociétés gestionnaires des EHPAD : les uns comme les autres auraient-ils quelque chose à cacher ?
2 - La suppression des agences régionales de santé, qui ont failli dans leurs missions d’inspection, afin que le contrôle des EHPAD soit confié aux préfets de région ;
3 - La formation de médecins et d’infirmiers supplémentaires en réduisant les charges administratives et donc le personnel dédié à ces fonctions administratives.
Il convient notamment de médicaliser suffisamment les EHPAD en les dotant tous d’un médecin coordinateur, généraliste ou gériatre, pour assurer la continuité des soins. Il faut assurer également une présence infirmière 24 heures sur 24, ce qui n’est pas toujours le cas actuellement.
4 - La promotion de la solution « landaise ». Le département des Landes, sous l’impulsion de son ancien président du Conseil général, Henri Emmanuelli, a décidé dans les années 1980 de maintenir une gestion très majoritairement publique des EHPAD. Les seuls EHPAD privés sont tenus par des associations à but non lucratif. L’exécutif landais refuse catégoriquement toutes les demandes d’autorisation d’ouverture présentées par des groupes privés.
Dans ce département, on refuse résolument la marchandisation des services destinés aux personnes âgées dépendantes. Le résultat, ce sont des résidents mieux soignés, mieux nourris et un reste à charge pour les familles inférieur à la moyenne nationale.
En conclusion, la dépendance étant graduelle, la réponse apportée doit elle-même être graduelle afin de prolonger au maximum le maintien à domicile des personnes âgées et de réduire « l’institutionnalisation » en EHPAD.
Les solutions abordées dans cette tribune ne sont pas exhaustives mais elles permettent d’envisager la dépendance sous un angle humain et médical plutôt que comptable et administratif.