« La Turquie [donne] directement des consignes de votes au moment des élections françaises par l’intermédiaire de responsables religieux ». Quoi qu’on pense du personnage et des accusations qui le visent, c’est peu de dire que François Fillon aura jeté un pavé dans la mare, lors de son audition par la commission d’enquête sur les ingérences étrangères, présidée par mon collègue Jean-Philippe Tanguy.
Cette sortie ne révèle rien de nouveau pour qui se serait déjà penché sur ce qui relève d’un secret de Polichinelle. À savoir : l’influence grandissante d’Ankara en Europe.
Et pas besoin de porter son regard plus loin que vers ma propre région du Grand Est, où c’est bien via la sphère religieuse que le sultan Erdoğan a habilement tissé sa toile. En témoignent les remous provoqués par certains projets de mosquées, à Strasbourg ou encore à Mulhouse. Avec, en filigrane, l’ombre de la sulfureuse association Millî Görüş, soupçonnée par certains de proximité avec les Frères musulmans.
Certaines entités font leur miel des subventions européennes. Le COJEP, par exemple, bien implanté dans le Grand Est, disposerait de son rond de serviette au sein d’un Conseil de l’Europe et d’un Parlement européen avides de ses lumières sur « l’islamophobie ». Pourtant, l’organisation aurait été fondée par « d’anciens islamistes du Millî Görüş et par des Loups gris nationalistes », selon un ouvrage récent.[1]
De même, la branche française de la « European Muslim Union », dont le siège se trouve à Strasbourg, aurait reçu « une subvention de 90 368 euros pour un projet visant à contrecarrer la radicalisation islamiste en ligne »,[2] comme le reconnaissait, sans fard, la Commission européenne en réponse à ma question écrite. Et ce, en dépit de la réputation controversée de son président.[3]
Non seulement Ankara serait « l’acteur étatique étranger le plus puissant dans le domaine de l’influence sur les affaires spirituelles islamiques »,[4] mais le pays aurait également placé ses pions en Europe, via un réseau de « centaines d’agents et de 6 000 informateurs ».[5] Et, à Strasbourg, le plus grand bâtiment diplomatique turc au monde est sorti de terre en 2019, à quelques encablures du Conseil de l’Europe.[6]
À l’échelle du continent, le tableau est tout aussi sombre. En particulier, le projet d’élargissement aux Balkans risque bien de faire entrer définitivement le loup dans la bergerie, au regard de l’emprise turque sur certains pays de la région. Signe des temps : le Premier ministre albanais lui-même, Edi Rama, a apporté un soutien officiel à Recep Tayyip Erdoğan, à la veille de la présidentielle turque.
Bref, rien ne semble guère pouvoir se mettre en travers de la route de la mainmise néo-ottomane sur une partie du continent. Une perspective qui n’inquiète manifestement pas des instances européennes obnubilées par « l’œil de Moscou ».
[1] MIT – Le Service secret turc: Guerre sur tous les fronts, Savvas Kalenteridis, Constantin Pikramenos, V.A Edition, 2020.
[2] https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/P-9-2023-000013-ASW_FR.html
[3] https://mena-studies.org/muslim-brotherhoods-lobby-in-europe-reality-and-benefits/
[4] La diplomatie des mosquées, Courrier International, 9 June 2022.
[5] Les services secrets turcs, un État dans l’État, Le Point, 8 septembre 2022.
[6] Les services secrets turcs, un État dans l’État, Le Point, 8 septembre 2022.