Tribune Libre de Dominique Bilde, Député français au Parlement européen
La simple évocation de l’« exception culturelle », autour de laquelle se cristallisèrent les âpres discussions des réunions du GATT en Uruguay (1986-1994) et de l’Accord multilatéral sur l’investissement (1995-1998), suffit généralement à donner des haut-le-cœur aux diplomates anglo-saxons, si prompts à fustiger un coq français orgueilleux et rétif au « nouvel ordre mondial globalisé » -selon l’expression consacrée.
C’est pourtant à tort que l’exception culturelle est assimilée à une quelconque prétention française à l’exceptionnalisme -bien que chacun soit libre, dans son for intérieur, d’embrasser une telle aspiration.
Elle consiste au contraire à reconnaître, comme le fit André Malraux, que si la culture est un art, elle est également une industrie. Et une industrie qui, du fait de son lien intime avec l’identité des peuples, ne saurait être livrée pieds et poings liés aux aléas du marché.
Ce sont d’ailleurs les pays en développement qui reprirent le flambeau de l’exception culturelle, alors envisagée comme une riposte contre un « impérialisme culturel » occidental. Une brèche dans laquelle s’est engouffrée la France, l’arène de la Francophonie lui fournissant opportunément une plateforme sur laquelle faire résonner ses appels entendus à la « diversité culturelle ». La déclaration officielle du sommet de Moncton du 5 septembre 1999 en donna largement le ton en affirmant « le droit pour les États et gouvernements de définir librement leurs politiques culturelles et les instruments d’intervention qui y concourent ».
C’est également sous les couleurs de la défense de la diversité que la culture est devenue en 1992 un domaine d’intervention de l’Union européenne : l’article 167 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne l’investit de la mission (il est vrai, quelque peu schizophrène !) de contribuer à « l'épanouissement des cultures des États membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l'héritage culturel commun. »
Reste que depuis son entrée fracassante dans les textes, l’exception culturelle semble être restée lettre morte dans les paroles et les actes des eurocrates de Bruxelles, qui ne s’embarrassent plus de faire mystère de leurs penchants ultra-libéraux. Outre le fait qu’au grand désespoir des amateurs de bons mots historiques, Jean Monnet n’a jamais déclaré que « si c’était à refaire », il « commence[rait] par la culture », les atermoiements de Bruxelles pour imposer définitivement des quotas de diffusion d’œuvres audiovisuelles européennes - l’ajout de l’expression « chaque fois que cela est réalisable» au texte de la directive « Télévision sans frontières » du 3 octobre 1989 rendant toute disposition légale inopérante- en témoignent amplement.
Tout ceci n’aurait que peu de conséquences, si l’Union européenne ne disposait de compétences exclusives en matière commerciale. Or, l’accord de libre-échange avec le Canada (CETA), signé le 30 octobre 2016, suffit à démontrer que si Bruxelles n’a cure de la défense de nos produits et appellations protégées, celle de la culture l’indiffère tout autant.
Le CETA fait certes référence à la Convention de l’Unesco de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, mais circonscrit l’exception culturelle à une approche « chapitre par chapitre », souhaitée par des négociateurs canadiens réticents, hypothéquant ainsi une grande partie de sa portée juridique. Car non seulement l’accord ne sera pas en mesure de s’adapter aux nouvelles technologies, mais il lèse d’ores et déjà une grande partie de l’industrie culturelle : aucune exception n’est ainsi mentionnée au chapitre 3 relatif au traitement national de l’accès au marché par les produits, privant le secteur du livre de toute protection.
Ainsi, à mesure que l’innovation technologique rendra obsolètes la plupart des exemptions effectivement prévues, l’exception culturelle n’aura de cesse de se réduire à peau de chagrin.
À qui la faute ? Au gouvernement français bien sûr, qui a confié naïvement la défense des intérêts nationaux à des technocrates pour qui la loi du marché constitue l’unique boussole. Le coup de semonce en 2013 de José Manuel Barroso, qui fait depuis profiter l’Américain Goldman Sachs de ses très onéreuses lumières quand il n’officie pas, à ses moments perdus, auprès de la Commission, sur le caractère « réactionnaire » de l’exception culturelle aurait pourtant dû nous alerter sur l’incapacité manifeste de la Commission à nous représenter de façon adéquate.
Mais alors que le rythme des accords commerciaux prévus pour 2019 - avec des pays aussi divers que le Mercosur, l’Australie, la Nouvelle-Zélande ou le Japon- donne le tournis, la France doit plus que jamais faire entendre sa voix, sous peine de voir l’exception culturelle sombrer à jamais dans les annales poussiéreuses des curiosités juridiques du droit international.